Qui peut créer de l’emploi ?

N° 2017-1870 - Entrepreneuriat en économie sociale et solidaire - Attribution - 2017 -

M. le Conseiller MILLET : Monsieur le Président, chers collègues, nous voterons cette délibération en insistant sur l’enjeu de ce dossier dans nos temps d’incertitudes sur l’économie, la mondialisation, l’emploi, enjeu qui nous pousse à ouvrir le débat sur le rôle des salariés dans l’économie en général.

La délibération considère que « l’Économie sociale et solidaire » -permettez-moi de dire ensuite « l’ESS »- « participe à ces objectifs en conjuguant développement économique, lutte contre les exclusions, problématiques environnementales et solidarités ».

En quelque sorte, l’ESS serait une économie préservant la société. Il nous semble pourtant que le plus important est : « Qui peut créer de l’emploi ? »

La réponse dominante est claire : ce sont les patrons, les héros de nos médias, qui innovent, prennent de terribles risques et sont harcelés par les administrations et les syndicats et qui ont « besoin d’air » comme le titre le manifeste antinational du MEDEF. Ils ont besoin de cette liberté dont les travailleurs savent depuis le XIX° siècle que c’est la liberté du loup dans le poulailler même si, en ces temps de crise politique, beaucoup trop l’ont oublié.

Or, toutes les études le confirment et cette délibération en fait état -je cite- : « Ce modèle entrepreneurial spécifique crée plus d’emplois que l’économie classique : entre 2010 et 2014, l’emploi a augmenté de 1,4 % dans l’ESS quand il a baissé globalement de 0,3 % dans le secteur privé classique à l’échelle nationale ».

Alors ce secteur est vaste, des petites associations qui ne tiendraient pas sans aide publique -d’où l’importance de cette délibération- à des poids lourds du secteur bancaire qui se présentent comme coopératifs sans qu’on voit vraiment la différence dans leur rapports aux territoires et à leurs clients-sociétaires.

C’est d’ailleurs Jean-Marc Borello, Président du groupe SOS -vous connaissez, monsieur Collomb- qui va passer le milliard de chiffre d’affaires et soutien d’Emmanuel Macron, qui appelle -je cite- « à une nouvelle ESS 2.0 avec la souplesse et l’efficacité d’un capitalisme moralisé et patient ». Quand on cherche un peu, on trouve dans son groupe de nombreux dirigeants par ailleurs gérants de sociétés diverses, qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’ESS. Peut-être leur activité en ESS leur apporte-t-elle une justification sociale mais cela révèle bien que, pour eux, elle n’est qu’une forme de l’économie de marché, bref, une forme du capitalisme, ce que nous dit d’ailleurs Emmanuel Macron : « Je n’oppose pas l’ESS aux autres modèles de croissance ».

Au contraire, Thierry Jeantet, Président du forum international ESS -et peu suspect de sympathies communistes, je crois mais certains me confirmeront qu’il est au PRG- considère que -je cite- « les débats pré-élection présidentielle restent, pour la plupart, confinés dans un espace néolibéral (capitalisme social et autres), voire libéral laisser-faire (chasse à l’État). Cette obstination est pour le moins étonnante lorsque l’on sait à quel point la crise financière de 2008 a marqué l’échec de ces politiques et qu’on en saisit, aujourd’hui encore, toutes les conséquences sociales et économiques tant en Europe qu’ailleurs ».

Mais on ne comprend rien à l’économie sans l’appui de Marx et l’analyse du partage de la plus-value, comme le montre l’exemple récent de l’OPA du géant Kraft sur le géant Unilever. Kraft, avec le célèbre Warren Buffet -vous savez, celui qui dit : « La lutte des classes existe et c’est la mienne, celle des riches qui la mènent et qui est en train de la gagner »-, a tenté d’absorber le géant Unilever qui aurait de fortes marges de rentabilité. Pensez, chaque salarié d’Unilever en France ne contribue, chaque mois, à verser que -tenez-vous bien- 2 219 € aux actionnaires, presque deux fois son salaire moyen et Warren Buffet pense qu’il faut faire plus que les 18 % de rentabilité du capital d’Unilever. Unilever, c’est le géant contre lequel se sont battus les ouvriers de Fralib jusqu’à récupérer leur usine et faire vivre justement la SCOP thés et infusions.

Vous voyez, je ne me suis pas écarté de l’ESS.

C’est ainsi qu’on peut être l’antithèse vivante de son discours. Jean-Marc Borello peut défendre un capitalisme moral et patient, le capitalisme se charge de nous rappeler sa brutalité et la réussite même de Jean-Marc Borello montre qu’on peut entreprendre et réussir, y compris individuellement, sans exiger de dividendes. Autrement dit, on peut se passer du cœur du capitalisme, la rémunération du capital supposée, et permettre à la main invisible de prendre de bonnes décisions.

L’Économie sociale et solidaire est pour nous un terrain d’expérience, d’apprentissage pour développer la capacité de ceux qui travaillent à se passer de dividendes, donc d’actionnaires, à décider eux-mêmes où et pourquoi créer de l’emploi. Cela ne permettra jamais de renverser la table économique, bien sûr, mais l’expression même « d’entrepreneur-salarié » utilisé dans l’ESS est comme une promesse de dépassement de la contradiction capital-travail, une promesse qui prépare une autre société, celle où la bourgeoisie aurait perdu son rôle dirigeant.

Deux remarques de détail sur la rédaction de cette délibération, qui nous dit que « le GRAP, société coopérative, est devenue une SA en 2016 ». Cela peut être mal lu : le GRAP est toujours une SCIC mais de statut SA parce que les SCIC peuvent prendre différents statuts mais, enfin, la rédaction peut attirer l’attention. Et une remarque sur l’anglais, permettez-moi, après l’intervention sur la délibération précédente : avons-nous vraiment besoin d’une « méthodologie d’open innovation » ? Je ne sais pas s’il faut lire « open innovation » (en français) ou « open innovation » (en anglais). Avons-nous vraiment besoin de cette écriture ?

Je vous remercie.